Cet été, Sorocité vous propose une saga policière féministe qui vous glacera le sang, canicule ou pas ! Découvrez le troisième épisode.

Écrit par Morgane Carré
Illustré par Héloïse Niord-Méry


Pas de trêve pour les macchabées, deux jours, deux suicidés. Jeanne était de permanence samedi et s’est donc déplacée avec Marine, elle aussi d’astreinte, jusqu’à la salle de sport où certain·es de ses collègues s’entraînent. Un des coachs a été trouvé inanimé sur un étrange vélo à bras, le corps encore fumant et moite de sueur, dans une salle qu’il avait fermée délibérément aux abonné·es sans en avoir averti le patron, qui avait dû forcer la porte après la plainte d’un adhérent qui n’avait pas accès à son espace habituel. Même si le patron était furieux que son employé ait utilisé les installations pour travailler ses propres records sur son temps de travail, la crise cardiaque spontanée a paru étrange à la légiste, chez quelqu’un qui, selon toute vraisemblance, prenait un soin particulier à développer sans aucune substance ses capacités musculaires, et donc cardiaques. L’analyse toxicologique devrait arriver aujourd’hui et Jeanne saura si elle doit classer le décès dans la pile “accident” ou “suicide” de ses dossiers “mort suspecte”.

C’est Olivier qui s’est levé dimanche pour rejoindre les pompiers à la gare, et être guidé à pied jusqu’à la tête d’un train tâchée de sang et de ce qu’il a imaginé être des morceaux d’organes collés à la carrosserie. Heureusement, le train roulait à vide, et il n’y avait pas eu d’évacuation de passager·es à gérer. Mais le conducteur était foutu, à son avis il lui faudrait un bout de temps pour se remettre du choc. Incapable de répondre aux questions, il était resté sans ciller, mâchoires ouvertes, tout le long de la tentative d’interrogatoire. Ce qui avait frappé Olivier lui revient tout à coup : la hauteur des traces de sang sur le nez de la locomotive. La victime était debout au moment de l’impact. Olivier obtient l’horaire de l’accident grâce au chef de gare : la locomotive a quitté la gare à huit heures cinquante-huit pour rejoindre un hangar de maintenance à trois kilomètres de là. L’impact a donc vraisemblablement eu lieu à neuf heures. Quand Olivier s’étonne de ce qu’une personne ait pu connaître l’horaire de départ d’un train sans voyageur ni marchandise, le chef de gare répond que si les chasseurs d’avion sont capables de suivre des jets privés à la trace aujourd’hui, un train n’est qu’un jeu d’enfant. Maintenant, il fallait reconstituer le corps et découvrir l’identité de la victime. Jeanne avait eu le tirage le plus favorable entre les deux cas… Olivier est rentré chez lui à 21h, après s’être assuré que l’équipe scientifique avait fait tous les relevés nécessaires et qu’il ne restait pas un morceau de victime caché sous une traverse. 

Lundi, huit heures quarante-cinq, l’équipe est aux aguets. En attendant le retour du labo, Jeanne a eu accès aux données du vélo à air du coach sportif : il a explosé son précédent record, et apparemment ce n’était pas un petit exploit. Mais surtout, il a commencé l’entraînement à neuf heures. On n’a toujours aucune idée d’une connexion quelconque entre les victimes, mais elles ont déjà un surnom : les suicidés de neuf heures. Jeanne espère que ça ne sortira pas tout de suite dans la presse, ni ne gravira trop vite les étages pour sauter de bureau en bureau, et alerter les chefs. C’est un détail qui pour le moment n’a aucune signification connue, mais qui suffirait à déclencher la machine à “je-veux-des-résultats-tout-de-suite”, et ajouterait au stress ambiant sans leur faciliter le travail. Les habitant·es ne sont pas encore au courant de cette série de suicides, pas la peine de précipiter les choses.
 
***

Un mois depuis le premier suicide. Jeanne dort une nuit sur deux au bureau, et quand elle rentre chez elle, c’est principalement pour se doucher, changer de vêtements, lancer une machine, dormir deux heures pendant le cycle du sèche-linge, avant de retourner travailler. Elle n’y comprend rien et ses collègues non plus. Aujourd’hui, elle pense que c’est son inconscient qui parle quand elle s’aperçoit enfin de l’évidence. Elle se retient de se claquer pour avoir mis tant de temps à trouver ce lien, ce véritable lien, à part l’heure. Il n’y a que des hommes. Un suicidé par jour depuis un mois. Personne n’a vu. Pas même les médias qui ont enfin sorti l’attendu “neuf heures, heure du suicide”, qui intrigue sans inquiéter pour le moment. Comment se sentir concerné·e, quand on ne ressent pas le besoin irrépressible de se tuer ? Le génie de cette méthode réside là-dedans : on a peur d’un tueur en série, mais on plaint les désespérés qui même dans la mort semblent imiter leurs congénères. 

Malgré elle, Jeanne admire la créativité des gens qui se trouvent forcément derrière ce manège macabre. Quand ce n’est pas la technique qui varie, c’est le contexte, le lieu, et toujours le profil de la victime. Une attention très particulière est apparemment apportée à viser des personnes qui ne se connaissent pas. Dans une ville moyenne comme celle-ci, cela frisera bientôt l’exploit. Jeanne se demande jusqu’où ira la liste. Elle se demande aussi ce qui se passera quand les gens réaliseront que, petit à petit, quelqu’un s’amuse à réduire la population masculine de la ville. Son épiphanie fait le tour des bureaux avant qu’elle n’ait eu le temps de dire bonjour à tout le monde. Les mecs débarquent à sa porte, seuls ou en grappes, pour lui demander si c’est vraiment ce qu’elle pense, que ce sont eux qui sont ciblés. Elle répond qu’ils sont sacrément cons, s’ils décident un jour sans raison de se suicider à neuf heures et qu’ils ne font pas le lien. Elle garde pour elle une nouvelle intuition qui prend forme : la police devrait peut-être chercher des femmes.

***

Ça y est, ça a fait tilt, et tout le monde en parle. Il leur a fallu du temps pour connecter les points. Personne ne comprend rien au dessin, mais il faut reconnaître que les gens n’ont pas l’habitude de ce genre de tableau. Clémence se dit que la police ne doit pas avancer beaucoup, si les infos ont mis aussi longtemps à filtrer. Elle réfléchit à les aider un peu, mais il faut d’abord qu’elle assure le coup pour T. L’enquêtrice qui a hérité du dossier est là depuis peu. Son chef pensait lui avoir donné des cas faciles et ennuyeux pour sa première enquête perso – il doit regretter à présent et surtout prier qu’elle ne se plante pas. Elle ouvre son ordinateur et découvre une avalanche de notifications qui font suite aux alertes qu’elle a activées. L’enquête a fait un pas de plus, et cette fois, ce qui était encore classé dans la rubrique “faits divers” voire “insolite” fait la une de tous les médias locaux, et s’invite dans quelques publications nationales.
Tout à coup, ça leur paraît moins drôle, un décompte quotidien d’hommes qui meurent.

Aujourd’hui c’est le tour de Matthieu, jeune employé de banque qui s’en veut d’avoir pris autant à la légère la vie de ses client·es. Il a oublié que c’était leur argent et leurs agios qui lui payaient ses aller-retours mensuels à Majorque pour maintenir son bronzage pendant l’hiver. Il prend des vols low cost, mais quand même. Il se demande à qui sert son travail, et comme à part Majorque, il n’y a pas grand chose de palpitant dans sa vie, il se demande à quoi il sert tout court. Il va s’endormir ce matin dans le vol retour de son dernier voyage. Cette fois, il a pris une place en business avec une compagnie haut de gamme pour être bien traité pour l’occasion, et avaler ses somnifères avec du champagne plutôt qu’un jus de tomate infect.



Ça vous a plu ? Découvrez l’épisode 4
!

Vous avez raté l’épisode précédent : retrouvez-le ici !
Publié par :sorocité

Laisser un commentaire